12
Ils s’étaient tous réfugiés dans la cuisine. Sur le réchaud à gaz, les pommes de terre bouillottaient gaiement. Émanant du four, la savoureuse odeur de la tourte à la viande et aux rognons se faisait plus appétissante de minute en minute.
Quatre personnes atterrées se regardaient en chiens de faïence tandis que la cinquième, Molly, pâle et tremblante, buvait à petites gorgées le verre de whisky que la sixième, le sergent Trotter, lui avait d’autorité placé dans la main.
Lequel sergent Trotter, visage fermé et regard dur, surveillait du coin de l’œil la petite assemblée. Cinq minutes à peine venaient de s’écouler depuis que les hurlements horrifiés de Molly l’avaient fait se précipiter, tout comme les autres, dans la bibliothèque.
— Elle venait tout juste d’être tuée quand vous vous êtes approchée d’elle, Mrs Davis, lui dit-il. Êtes-vous bien sûre de n’avoir vu ni entendu personne en traversant le hall ?
— Siffloter… J’ai entendu quelqu’un siffloter, murmura Molly, la voix brisée. Mais ça, c’était plus tôt. C’était avant. Je crois… je n’en suis pas sûre… je crois avoir entendu une porte se refermer… se refermer tout doucement quelque part… juste au moment… au moment où… où je me suis dirigée vers la bibliothèque.
— Quelle porte ?
— Je ne sais pas.
— Réfléchissez, Mrs Davis. Faites au moins l’effort de réfléchir… au premier… au rez-de-chaussée… à droite, à gauche ?
— Je n’en sais rien, je vous dis ! hurla Molly. Je ne suis même pas sûre d’avoir entendu quelque chose.
— Vous ne pouvez pas arrêter de la houspiller ? s’interposa Giles, furibond. Nous ne voyez donc pas qu’elle est sens dessus dessous ?
— J’enquête sur un meurtre, Mr Davis… je vous demande pardon : lieutenant de vaisseau Davis.
— Je ne promène pas mon grade de la guerre avec moi, sergent.
— Comme il vous plaira, monsieur.
Trotter marqua un temps, comme s’il saluait ainsi on ne savait quelle victoire intime qu’il venait de remporter.
— Ainsi que je vous le disais, reprit-il, j’enquête sur un meurtre. Jusqu’à présent, personne n’a pris la chose au sérieux. Et Mrs Boyle la première. Elle a fait de la rétention d’information. Vous en avez tous fait. Résultat, Mrs Boyle est morte. Et à moins que nous n’allions au fond du problème – et que nous y allions vite, je vous en préviens –, il se pourrait que nous ayons à déplorer une autre victime.
— Une autre ? C’est absurde ! Pourquoi ça ?
— Parce que, expliqua gravement le sergent, il y avait « trois petites souris ».
— Une victime expiatoire pour chacune d’elles ? fit Giles, incrédule. Mais ça reviendrait à dire qu’il y aurait encore une personne concernée… encore une personne directement en cause dans l’affaire.
— En effet, ça reviendrait à ça.
— Mais pourquoi un autre meurtre ici ?
— Parce que seules deux adresses étaient consignées dans le calepin. Au 74, Culver Street, il n’y avait qu’une victime possible. Et elle est morte. Mais à Monkswell Manor, l’éventail des possibilités est nettement plus large.
— Ça ne tient pas debout, Trotter. Si le hasard avait amené ici deux personnes ayant toutes deux leur part de responsabilité dans l’affaire de Longridge Farm, avouez qu’il s’agirait quand même d’une coïncidence bien extraordinaire.
— Si vous vous donniez la peine de prendre en compte certains antécédents, la coïncidence vous paraîtrait beaucoup moins extraordinaire. Réfléchissez bien à la question, Mr Davis.
Il se tourna vers les autres :
— J’ai consigné vos déclarations concernant l’endroit où vous vous trouviez tous quand Mrs Boyle a été tuée. Je vais rapidement les repasser en revue. Vous étiez dans votre chambre, Mr Wren, quand vous avez entendu Mrs Davis pousser un hurlement ?
— Oui, sergent.
— Mr Davis, vous étiez également dans votre chambre, en train de vérifier la ligne de votre appareil téléphonique secondaire ?
— Oui, dit Giles.
— Mr Paravicini jouait du piano au salon. Personne, à propos, ne vous a entendu, Mr Paravicini ?
— Je me contentais de pianoter très, très doucement, quasi imperceptiblement, sergent, rien qu’avec un doigt.
— Et vous jouiez quoi ?
— L’air des Trois souris, sergent, répondit en souriant Mr Paravicini. Le même que Mr Wren sifflotait dans sa chambre. Celui qui trottait dans la tête de tout un chacun.
— Et qu’en est-il du fil du téléphone ? s’enquit brusquement Metcalf. A-t-il été intentionnellement coupé ?
— Oui, major Metcalf. Une portion de fil a été sectionnée dehors, au niveau de la fenêtre de la salle à manger. Je venais de constater les dégâts quand Mrs Davis a hurlé.
— Mais c’est de la folie furieuse ! intervint Christopher d’une voix à vous vriller les tympans. Comment peut-il espérer s’en tirer ?
Le sergent le jaugea d’un coup d’œil.
— Peut-être est-ce le dernier de ses soucis, répondit-il. Il n’est pas non plus à exclure qu’il ne s’estime plus malin que les autres. C’est un travers dans lequel tombent souvent les criminels. Nous suivons des cours de psychologie, vous savez, à l’école de police. La mentalité des schizophrènes est extrêmement intéressante.
— Si nous évitions les grands mots ? suggéra Giles.
— Bien volontiers, Mr Davis. Les mots de sept lettres maximum sont les seuls qui doivent nous concerner pour l’instant. Sept pour « meurtre », et six pour « danger ». C’est sur eux – et sur eux exclusivement – que doit se concentrer notre attention.
« Ceci posé, major Metcalf, éclairez-moi donc sur vos faits et gestes. Vous m’avez confié que vous étiez à la cave… Vous y faisiez quoi ?
— Simple visite exploratoire, répondit le major. J’avais jeté un œil dans le débarras, sous l’escalier, et en le refermant j’ai remarqué une autre porte, je l’ai ouverte, j’ai vu une volée de marches et je les ai descendues. Splendide la cave que vous avez là, ajouta-t-il en se tournant vers Giles. Il s’agirait de la crypte d’un ancien monastère que je n’en serais pas autrement surpris.
— Nous ne nous adonnons pas à des recherches archéologiques, major Metcalf. Nous tentons d’élucider un meurtre. Voulez-vous me prêter une oreille attentive, Mrs Davis ? Je vais laisser la porte de la cuisine ouverte.
Il s’éclipsa. Une porte se ferma avec un grincement quasi imperceptible.
— C’est ça, ce que vous avez entendu, Mrs Davis ? demanda-t-il en réapparaissant sur le seuil.
— Je… oui, ça y ressemble.
— C’était le cagibi sous l’escalier. Il se pourrait, voyez-vous, qu’après avoir tué Mrs Boyle, l’assassin, battant en retraite dans le hall, vous ait entendue sortir de la cuisine et se soit glissé dans ce cagibi en tirant la porte sur lui.
— Alors on va retrouver ses empreintes digitales à l’intérieur ! s’exclama Christopher.
— J’ai également dû y laisser les miennes en quantité, tint à préciser le major Metcalf.
— Exact, admit le sergent Trotter. Mais nous avons une explication satisfaisante à la présence des vôtres, n’est-il pas vrai ? ajouta-t-il non sans fiel.
— Écoutez, sergent, intervint Giles, que vous soyez chargé de l’affaire, je veux bien l’admettre. Il n’en reste pas moins que je suis ici chez moi et que je me sens jusqu’à un certain point responsable de la sécurité des gens qui se trouvent actuellement sous mon toit. Ne devrions-nous pas prendre d’urgence les précautions qui s’imposent ?
— Telles que, Mr Davis ?
— Eh bien, pour appeler un chat un chat, en mettant hors d’état de nuire la personne que tout semble désigner comme le suspect numéro un.
Et il planta son regard dans celui de Christopher Wren.
Lequel Christopher Wren bondit, voix de tête jonglant avec les aigus à la limite de l’hystérie :
— Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! Vous êtes tous contre moi ! Tout le monde est toujours contre moi ! Ça vous arrange tous de me coller ça sur le dos ! C’est de la persécution… de la persécution…
— Du calme, mon garçon, lui conseilla gentiment le major Metcalf.
— Ne vous en faites pas, Chris.
Molly vint lui poser la main sur le bras :
— Personne n’est contre vous, Chris. Garantissez-lui qu’il n’a pas à s’en faire, dit-elle en se tournant vers le sergent Trotter.
— La police n’a pas pour habitude de porter des accusations sans fondement.
— Dites-lui que vous n’allez pas l’arrêter.
— Je ne vais arrêter personne. Pour le faire, j’aurais besoin de preuves. Et des preuves, jusqu’à présent… nous n’en avons pas.
— Je pense que tu es devenue folle, Molly, se mit à hurler Giles. Et que vous êtes cinglé vous aussi, sergent. Il n’y a ici qu’une seule personne qui fasse l’affaire, qui ait, comme dit l’autre, la tête de l’emploi et vous…
— Arrête, Giles, arrête…, le coupa Molly. Oh ! je t’en supplie, tais-toi. Sergent Trotter, est-ce que… est-ce que je peux vous parler une minute ?
— Je reste, décréta Giles.
— Non, Giles, sors toi aussi, s’il te plaît.
Le visage de Giles devint sombre à faire peur.
— Je me demande ce qui te prend, Molly, éructa-t-il.
Il n’en suivit pas moins les autres en claquant la porte derrière lui.
— Oui, Mrs Davis, de quoi s’agit-il ?
— Sergent Trotter, quand vous nous avez parlé de l’affaire de Longridge Farm, vous avez eu l’air de sous-entendre que ça devait être l’aîné des garçons qui était… qui était responsable de tout ça. Et pourtant, ce n’était qu’une conviction, sans plus ?
— Effectivement, Mrs Davis. Mais qu’il s’agisse d’instabilité mentale, de désertion ou de rapport de psychiatre, tout converge.
— Oui, bien sûr… Tout converge et semble désigner Christopher. Mais je ne crois pas qu’il s’agisse vraiment de Christopher. Il doit y avoir d’autres… d’autres coupables possibles. Est-ce que ces trois gosses n’avaient pas de famille… leurs père et mère, par exemple ?
— Leur mère était morte. Quant à leur père, il était sur le front, quelque part en Europe.
— Eh bien, qu’est-ce qu’il est devenu ? Où est-il, lui, maintenant ?
— Nous ne possédons pas de renseignements à son sujet. Tout ce que nous savons sur son compte, c’est qu’il a été démobilisé l’année dernière.
— Parce que si le fils est mentalement instable, le père peut l’avoir été aussi.
— Très juste.
— Alors l’assassin peut très bien être un homme mûr, voire âgé. Le major Metcalf, rappelez-vous, était aux cent coups quand je lui ai dit que la police avait appelé. Aux cent coups.
— Croyez bien, Mrs Davis, répondit posément le sergent Trotter, que, depuis le début de cette affaire, je n’ai négligé aucune des éventualités. Le garçon, Jim… le père… et jusqu’à la sœur. Il aurait parfaitement pu s’agir d’une femme, vous savez. J’ai tout passé en revue. Or, mon opinion a beau être parfaitement arrêtée… je ne sais encore rien de probant. C’est très difficile d’obtenir des renseignements sur les choses ou les gens… et particulièrement à une époque comme la nôtre. Vous n’avez pas idée de ce qu’il nous arrive de voir dans la police. À propos des mariages, en particulier. Ces mariages à la va-vite… ces mariages de guerre. On ne sait rien l’un de l’autre. On n’a pas le temps de faire la connaissance de la famille ou des amis. On se croit sur parole. Le garçon raconte qu’il est pilote de chasse ou officier d’artillerie… et la fille gobe ça sans broncher. Il arrive parfois qu’il s’écoule un an ou deux avant qu’elle ne découvre que son héros est en réalité un employé de banque, déjà marié et père de famille, qui a filé avec la caisse, ou bien encore un déserteur.
Il se tut un instant avant de reprendre :
— Je sais très bien ce qui vous turlupine, Mrs Davis. Et je vais vous dire une bonne chose. L’assassin s’amuse beaucoup. Ça, je peux vous le garantir.
Sur ce, il se dirigea vers la porte.
Molly resta plantée là, raide et figée, les joues envahies d’une onde brûlante. Après un moment de totale immobilité, elle se dirigea lentement vers le four, s’agenouilla et l’ouvrit. Une odeur familière, appétissante, vint lui caresser les narines. Elle se sentit soudain le cœur plus léger. C’était comme si elle avait été ramenée d’un coup d’aile dans son bienheureux petit univers quotidien. Cuisine, ménage, tenue de la maison… le train-train prosaïque de l’existence.
C’était comme ça que, depuis des temps immémoriaux, les femmes avaient préparé les repas pour leur homme. Les dangers du monde… sa folie étaient balayés. La femme, dans sa cuisine, était préservée… pour l’éternité.
La porte qui donnait sur le hall s’ouvrit une fois encore. Elle tourna la tête. C’était Christopher. Hors d’haleine :
— Ma pauvre chérie ! Où allons-nous ? Ne voilà-t-il pas maintenant que quelqu’un a volé les skis du sergent !
— Les skis du sergent ? Mais pourquoi quelqu’un les aurait-il volés ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. Après tout, si le sergent décidait de filer en nous abandonnant à notre sort, ça ne pourrait qu’enchanter l’assassin. Encore une histoire qui ne tient pas debout.
— Giles les avait fourrés dans le cagibi, sous l’escalier.
— Eh bien, ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils n’y sont plus. L’intrigue se complique, non ?
Il partit d’un petit rire jubilatoire :
— Le sergent est fou furieux. Il aboie comme un roquet. Il tarabuste le major Metcalf. Ce pauvre vieux brame qu’il n’a pas remarqué si les skis étaient encore là ou non quand il a jeté un coup d’œil dans le cagibi juste avant que Mrs Boyle se fasse assassiner et se cramponne à sa version. Trotter soutient que ça n’a pas pu lui échapper. Si vous voulez mon avis, ajouta Christopher en baissant la voix et en se penchant en avant, cette affaire commence à saper le moral de Trotter.
— Elle nous sape le moral à tous, dit Molly.
— Pas à moi. Je la trouve stimulante comme pas deux. Ça vous a un tel parfum de totale irréalité !
— Vous ne diriez pas ça, rétorqua Molly d’un ton âpre, si… si c’était vous qui l’aviez découverte. Mrs Boyle, je veux dire. Je n’arrête pas d’y penser… je n’arrive pas à me le sortir de la tête. Ce visage… ce visage tout rouge et tout gonflé…
Elle frissonna. Christopher s’approcha d’elle. Il lui posa la main sur l’épaule :
— Je sais. Je suis un imbécile. Je vous demande pardon. J’ai dit n’importe quoi.
Molly réprima un sanglot issu des tréfonds.
— Tout allait si bien, il y a deux secondes… mon four… ma cuisine, bafouilla-t-elle, en pleine incohérence. Et puis, tout d’un coup… voilà que ça revient sur le tapis… comme dans un cauchemar.
À la voir courber la nuque en enfouissant son visage dans ses mains, une curieuse expression se peignit sur les traits de Christopher Wren.
— J’ai compris, fit-il d’une voix blanche. J’ai compris.
Il s’éloigna :
— C’est bon, il vaut mieux que je file et que… que j’arrête de vous importuner.
— Non ! ne partez pas ! cria Molly au moment où il posait la main sur la poignée.
Il se retourna en lui jetant un regard interrogateur. Puis il revint lentement en arrière :
— C’est bien ça, ce que vous voulez ?
— C’est bien ça quoi ?
— C’est bien vrai que vous ne voulez pas que je… que je m’en aille ?
— Mais oui, je vous l’ai dit. Je ne veux pas rester seule. J’ai peur quand je suis toute seule.
Christopher s’assit à la table. Penchée sur le four, Molly haussa sa tourte d’un cran, baissa un peu le gaz, puis vint le rejoindre.
— Ça, c’est rudement intéressant, commenta-t-il d’une voix égale.
— Qu’est-ce qui est si intéressant ?
— Que vous n’ayez pas peur de rester… de rester seule avec moi. Vous n’avez pas peur, n’est-ce pas ?
Elle secoua la tête :
— Non, pas du tout.
— Comment cela se fait-il, Molly ?
— Je n’en sais rien. Je n’ai pas peur… c’est tout.
— Et pourtant, je suis la seule personne ici qui ait… la tête de l’emploi. Qui fasse un meurtrier certifié conforme.
— Non, dit Molly. Il y a… il y a d’autres possibilités. J’en ai parlé au sergent Trotter.
— Et il est tombé d’accord avec vous ?
— Il ne m’a pas signifié son désaccord, fit lentement Molly.
Certains mots continuaient à la hanter, à lui résonner dans la tête. Et tout spécialement sa dernière phrase : Je sais très bien ce qui vous turlupine, Mrs Davis. Mais en avait-il la moindre idée ? Et d’ailleurs comment aurait-il pu le savoir ? Il lui avait également dit que l’assassin s’amusait beaucoup. Est-ce que c’était vrai ?
— Vous, dit-elle à Christopher, en dépit de tous vos discours, ce n’est pas vrai que la situation vous amuse, n’est-ce pas ?
— Seigneur, non ! s’exclama Christopher, éberlué. Comment peut-on dire une chose pareille ?
— Ce n’est pas moi qui dis ça. C’est le sergent Trotter. Je hais cet individu ! Il… il vous met des idées dans la tête… des idées qui ne riment à rien… qui sont trop horribles pour pouvoir être vraies.
Elle cacha son visage dans ses mains. Avec une infinie douceur, Christopher les lui écarta des yeux :
— Voyons, Molly, qu’est-ce qu’il y a ?
Elle le laissa la forcer gentiment à s’asseoir à la table. Les manières de Chris n’avaient plus rien de puéril et encore moins d’hystérique.
— Qu’est-ce qui se passe, Molly ? voulut-il savoir.
Molly le regarda – long regard où elle le jaugea tout entier.
— Je vous connais depuis combien de temps, Christopher ? lui demanda-t-elle de manière totalement incongrue. Deux jours ?
— Ça doit faire ça, oui. Et vous êtes en train de vous dire, n’est-ce pas ? que dans un si bref laps de temps, nous en sommes venus à nous connaître rudement bien l’un l’autre.
— Oui… C’est bizarre, vous ne trouvez pas ?
— Oh ! je n’en sais rien. Il existe entre nous toutes sortes d’affinités. Probablement parce que nous n’avons, l’un comme l’autre… pas eu la vie facile.
Ce n’était pas une question. C’était un constat. Molly ne releva pas. Elle enchaîna très doucement – et, là encore, c’était un constat bien plutôt qu’une question :
— Vous ne vous appelez pas vraiment Christopher Wren, n’est-ce pas ?
— Non.
— Pourquoi avez-vous…
— Choisi celui-là plutôt qu’un autre ? Bah ! ça me paraissait plein d’esprit. Les autres se moquaient de moi, à l’école, et ils m’appelaient Christopher Robin. Robin-le-Rouge-Gorge… Wren-le-Roitelet… l’association d’idées, j’imagine.
— C’est quoi, votre vrai nom ?
— Je ne crois pas que nous allons nous appesantir sur la question, décréta tout uniment Christopher. Il ne vous dirait rien. Je ne suis pas architecte, à propos. En fait, je suis un déserteur.
L’espace d’un instant, un éclair d’inquiétude traversa le regard de Molly – le temps que Christopher s’en aperçoive.
— Oui, dit-il. Tout comme notre assassin inconnu. Je vous avais bien dit que j’étais le seul à répondre au cahier des charges.
— Ne soyez pas stupide ! s’emporta Molly. Je vous ai dit que je ne croyais pas que vous étiez l’assassin. Allez-y… parlez-moi de vous. Qu’est-ce qui vous a fait déserter… ce sont vos nerfs, qui ont craqué ?
— La frousse, vous voulez dire ? Non, bizarrement, je n’avais pas peur… pas plus peur que les autres, entendons-nous bien. En fait, je me suis même taillé la réputation du gars qui ne bronche pas sous la mitraille. Non, ça n’a rigoureusement rien eu à voir. Ç’a été à cause de… de ma mère.
— De votre mère ?
— Oui… voyez-vous, elle a été tuée dans un bombardement. Enterrée sous les décombres. Ils ont dû… ils ont dû creuser pour la dégager. Je ne sais pas ce qui m’a pris quand on est venu me dire ça… j’ai dû devenir un peu maboul. Je me suis fourré dans le crâne, voyez-vous, que c’était à moi que c’était arrivé. Je me suis dit qu’il fallait que je coure à la maison pour me… pour me déterrer moi-même… je ne sais pas comment expliquer ça… tout était tellement confus dans ma tête…
Mettant son front dans ses mains, il poursuivit d’une voix étouffée :
— J’ai erré pendant une éternité, à essayer de la retrouver… ou de me retrouver moi-même… je ne sais plus lequel des deux. Et puis quand ça s’est un peu remis en ordre dans ma tête, j’ai eu peur de retourner là-bas… peur d’aller me présenter au rapport. Je savais que je n’arriverais jamais à m’expliquer. Depuis ce moment-là, je ne suis plus qu’une… qu’une loque.
Il soumit Molly à la brûlure de ses yeux qui brillaient au milieu d’un visage creusé par le désespoir.
— Ne dites pas ça, murmura-t-elle, apaisante. Vous pouvez prendre un nouveau départ.
— Le peut-on jamais ?
— Bien sûr… vous êtes encore très jeune.
— Peut-être bien. N’empêche que… n’empêche que je suis à bout.
— Non, dit Molly. Vous êtes fatigué, vous êtes déprimé, mais vous n’êtes pas à bout. Je sais, c’est un sentiment que tout le monde éprouve au moins une fois au cours de son existence… la conviction que rien au monde ne pourrait vous inciter à faire un pas de plus en avant.
— Vous aussi, vous avez connu ça, n’est-ce pas, Molly ? Sans quoi, vous ne seriez pas capable d’en parler comme vous le faites.
— Oui, c’est vrai.
— Et c’était quoi, dans votre cas ?
— Oh ! moi… rien de plus que ce qui est arrivé à un tas d’autres. J’étais fiancée à un jeune pilote de chasse… et il a été tué.
— Est-ce qu’il n’y a pas eu encore davantage ?
— Si, peut-être bien. J’ai subi un sale choc quand j’étais toute gosse. J’ai été confrontée à quelque chose d’affreux… d’abominable. Ça m’a prédisposée à juger que la vie ne pouvait jamais être que… qu’une longue suite d’horreurs. Et quand Jack a été tué, ç’a été pour moi la confirmation de ce que l’existence tout entière n’était que coups du sort et malédiction.
— Je comprends. Et puis…, fit Christopher sans la quitter des yeux. Et puis, Giles est arrivé, n’est-ce pas ?
— Oui.
Rien ne lui échappa du sourire de tendresse, presque candide, qui vint trembler sur les lèvres de Molly.
— Oui, Giles est arrivé… et tout est redevenu beau, limpide et merveilleux… Giles !
Le sourire de Molly s’envola brusquement. Son visage se crispa. Elle se mit à trembler comme si elle avait soudain froid.
— Qu’est-ce qui vous arrive, Molly ? Qu’est-ce qui vous fait peur ? Parce que vous avez bel et bien peur, non ?
Elle acquiesça de la tête.
— Et ça a quelque chose à voir avec Giles ? Quelque chose qu’il a dit ? Quelque chose qu’il a fait ?
— Ce n’est pas vraiment Giles, en fait. C’est cet horrible type !
— Quel horrible type ? s’étonna Christopher. Paravicini ?
— Non, non. Le sergent Trotter.
— Le sergent Trotter ?
— Toujours à suggérer des choses… à insinuer des choses… à me fourrer dans la tête toutes ces affreuses pensées à propos de Giles… des pensées dont j’ignorais même qu’elles étaient déjà là. Oh ! je le hais… je le hais…
De surprise, les sourcils de Christopher se haussèrent lentement d’un cran :
— Giles ? Giles ! Mais oui, bien sûr, nous devons avoir quasiment le même âge, tous les deux. Il me fait l’effet d’être beaucoup plus vieux que moi, mais… mais ça ne doit être qu’une impression, au fond. Oui, Giles est lui aussi taillé sur mesure pour le rôle… Mais attendez une seconde, Molly, on est en plein délire, ça ne tient pas debout. Le jour où cette bonne femme a été assassinée, à Londres, Giles était ici avec vous.
Molly ne releva pas. Ne répondit pas.
Christopher la fusilla du regard :
— Il n’était pas là ?
Molly ouvrit la bouche, comme pour avaler un peu d’air, et puis les mots jaillirent, se bousculèrent, sans suite :
— Il s’est absenté toute la journée… avec la voiture… il était allé à l’autre bout du comté… pour je ne sais quel lot de grillage qui était mis en vente là-bas… c’est du moins ce qu’il m’avait dit… et c’est ce que j’avais cru… jusqu’à ce que… jusqu’à ce que…
— Jusqu’à ce que quoi ?
Lentement, Molly tendit l’index et désigna la date de l’Evening Standard qui recouvrait une portion de la table de cuisine.
Christopher la lut et dit :
— Édition de Londres. Le numéro d’avant-hier.
— Il était dans la poche de Giles quand il est rentré. Il… il a bien dû aller à Londres.
Christopher luttait contre l’ébahissement. Il regarda de nouveau la date du journal d’un air ébahi, et puis Molly, avec le même ahurissement toujours peint sur son visage. Il fronça les lèvres et se mit à siffloter, puis se reprit soudain brutalement en main. Vraiment pas le moment de siffler cet air-là !
Pesant soigneusement ses mots et faisant en sorte d’éviter le regard de Molly, il s’enquit doucement :
— Que savez-vous au juste… que savez-vous de Giles ?
— Taisez-vous ! s’exclama-t-elle. Taisez-vous ! C’est exactement ce que disait ce monstre de Trotter… ce qu’il insinuait. Que les femmes ne savaient souvent rien des hommes qu’elles épousaient… surtout en temps de guerre. Que, comme des gourdes, elles… elles gobaient tout ce qu’ils leur disaient.
— Il y a du vrai là-dedans, j’imagine.
— Ne venez pas me dire ça vous aussi ! C’est trop pour moi ! Tout ça, c’est parce que nous sommes dans tous nos états, parce que nous sommes à bout. Nous serions… nous serions prêts à croire n’importe quelles élucubrations… Ce n’est pas vrai ! je…
Elle se tut. La porte venait de s’ouvrir.
Giles entra. Il avait le visage mauvais.
— Je vous dérange ? s’enquit-il.
Christopher s’écarta de la table :
— Je suis en train de me faire donner quelques leçons de cuisine.
— Vraiment ? Eh bien, écoutez-moi, Wren, les tête-à-tête ne sont pas très sains, par les temps qui courent. Vous êtes prié de ne plus mettre les pieds à la cuisine, pigé ?
— Oh ! mais n’allez pas croire que…
— Ne vous approchez pas de ma femme, Wren. Ce ne sera pas elle la prochaine victime.
— Ça, souligna Christopher, c’est précisément la question qui me préoccupe.
S’il y avait un sous-entendu derrière cette déclaration, Giles ne parut pas s’en aviser. Tout au plus son visage s’empourpra-t-il davantage :
— Les préoccupations sur son sort, c’est moi que ça concerne. Je suis assez grand garçon pour veiller sur la sécurité de ma femme. Foutez le camp d’ici.
La voix de Molly s’éleva, claire :
— Partez, je vous en prie, Christopher. Oui… c’est moi qui vous le demande.
Christopher se dirigea lentement vers la porte.
— Je ne m’en irai pas bien loin, dit-il – et ces mots, adressés à Molly, étaient chargés de sens.
— Vous allez vous décider à vider les lieux, oui ou non ?
Christopher se laissa aller à un gloussement de rire, puéril et haut perché :
— À vos ordres, mon lieutenant !
La porte se referma sur lui. Et Giles se tourna vers Molly :
— Bon Dieu, mais tu as perdu la boule ou quoi ? T’enfermer comme ça toute seule avec un individu dangereux… un maniaque homicide !
— Ce n’est pas lui qui a…
Elle s’interrompit à temps pour pouvoir modifier la suite de sa phrase :
— Il n’est pas dangereux. De toute façon, je suis sur mes gardes. Et de taille à… à me défendre.
Giles eut un rire déplaisant :
— C’est aussi ce que prétendait Mrs Boyle !
— Oh ! Giles, je t’en conjure…
— Navré, mon cœur. Mais ça me fait grimper au plafond. Cette espèce de tordu… Je n’arrive pas à comprendre ce que tu peux bien lui trouver.
— J’ai pitié de lui, dit lentement Molly.
— Pitié d’un cinglé homicide ?
Molly darda sur lui un regard étrange :
— Je crois effectivement que je pourrais avoir pitié d’un cinglé homicide.
— Et tu lui donnes du « Christopher », par-dessus le marché. Depuis quand en êtes-vous à vous appeler par vos prénoms ?
— Voyons, Giles, ne sois pas ridicule. Les gens ne s’appellent plus jamais que par leurs prénoms, maintenant. Tu le sais très bien.
— Même au bout de quarante-huit heures ? Ah ! mais peut-être, après tout, que ça fait plus longtemps que ça. Peut-être que tu connaissais Mr Christopher Wren, architecte bidon, avant qu’il ne s’amène ici ? Peut-être même que c’est toi qui lui as suggéré qu’il fallait absolument qu’il vienne ? Peut-être que vous aviez tous les deux combiné ça en douce ?
Molly le regardait sans y croire :
— Giles, tu divagues ou quoi ? Qu’est-ce que tu es en train d’aller imaginer ?
— J’imagine, comme tu dis, que ce Christopher Wren est ton petit copain depuis belle lurette et que vos rapports sont beaucoup plus intimes que ce que vous voudriez me laisser croire.
— Ma parole, mais tu es tombé sur la tête !
— C’est ça ! Continue à prétendre que tu ne l’avais jamais vu avant qu’il ne mette les pieds dans la maison ! Avoue que ce n’est quand même pas banal que ce type soit venu s’enterrer dans un trou perdu comme celui-ci, non ?
— Ça n’est pas plus extravagant que pour ce qui est du major Metcalf ou de… de Mrs Boyle.
— Si… je trouve que si. J’ai toujours entendu dire que ces folles froufroutantes faisaient des ravages chez les femmes. J’ai l’impression que je suis payé pour savoir que c’est exact. Comment as-tu fait pour l’aguicher, celui-là ? Depuis quand est-ce que ça dure ?
— Tu es en train de te rendre grotesque, Giles. Je n’avais jamais vu Christopher Wren avant qu’il n’arrive ici.
— Tu ne serais pas, des fois, allée le retrouver à Londres, il y a de ça deux jours, histoire de t’entendre avec lui sur la façon dont vous joueriez ici les innocents qui ne se connaissent ni d’Ève ni d’Adam ?
— Tu sais parfaitement, Giles, que ça fait des semaines que je ne suis pas allée à Londres !
— Ah ! vraiment ? Là, tu commences à m’intéresser !
Il extirpa de sa poche un gant fourré et le lui tendit :
— C’est bien un des gants que tu portais avant-hier, non ? Le jour où je suis parti pour Sailham acheter du grillage ?
— Le jour où, toi, tu es parti pour Sailham acheter du grillage, grinça Molly en le dévisageant sans ciller. Oui, en effet, j’ai mis ces gants-là pour sortir.
— Tu es allée au village, d’après ce que tu m’as dit. Si tu n’es allée qu’au village, qu’est-ce que ce truc-là fait dans ton gant ?
Accusateur, il brandit un ticket d’autobus.
Il y eut un long silence.
— Tu es allée à Londres, décréta finalement Giles.
— J’avoue, admit Molly en redressant le menton. Je suis allée à Londres.
— Pour rencontrer ce Christopher Wren.
— Non, pas pour rencontrer Christopher Wren.
— Alors pourquoi y es-tu allée ?
— Là, Giles, à la minute, dit Molly, je n’ai pas l’intention de répondre à ta question.
— Ce qui revient à dire que tu t’accordes le temps d’inventer une histoire convaincante !
— Je crois bien, lança Molly, que je te déteste !
— Moi, je ne te déteste pas, articula lentement Giles. Mais, pour un peu, je le regretterais. J’ai tout bonnement l’impression de… de ne plus te connaître… C’est comme si… comme si je n’avais jamais rien su de toi.
— J’éprouve rigoureusement la même chose à ton égard, figure-toi, dit Molly. Tu… tu n’es plus pour moi qu’un étranger. Un homme qui m’a menti.
— Quand est-ce que je t’ai jamais menti ?
Molly se mit à rire :
— Tu te figures que j’ai gobé ton histoire de grillage ? Toi aussi, tu étais à Londres ce jour-là.
— Tu m’y auras vu, sans doute, maugréa Giles. Et comme tu ne me fais pas suffisamment confiance pour…
— Te faire confiance ? jamais plus je ne ferai confiance à personne… à personne… jamais plus…